CHAPITRE XIII

 

— Je voudrais parler à l’avocat Laird Sharp, demanda Joe Schilling au circuit informationnel homéostatique du vidéophone. Il est quelque part sur la Côte Ouest, c’est tout ce que je sais.

Il était midi passé à présent. Pete n’était pas rentré, et Schilling savait qu’il ne rentrerait pas. Il n’était avec aucun des autres membres du groupe ; c’était quelqu’un d’extérieur au groupe qui l’avait emmené.

En admettant que ce fût Pat et Allen McClain, pourquoi ? Et tuer le policier Hawthorne, quels que fussent les motifs était une erreur.

Entrant dans la chambre de l’appartement, il demanda à Carol comment elle se sentait.

— Bien, répondit-elle.

Elle était assise près de la fenêtre, et regardait distraitement dans la rue. Elle avait mis une robe imprimée aux couleurs chatoyantes.

Le policier E.B. Black s’étant provisoirement absenté, Schilling ferma la porte de la chambre et confia à Carol :

— Je sais quelque chose à propos des McClain que la police ne doit pas savoir.

Carol leva les yeux :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Patricia McClain est mêlée depuis quelque temps à des activités illégales dont je ne connais pas bien la nature. Il n’est pas impossible que cela ait un rapport avec le meurtre de Hawthorne. C’est aussi lié au fait qu’elle est une Psi ; et son mari également. En fait, cela n’explique pas qu’ils soient allés jusqu’à tuer, surtout un policier. Tout ce qu’ils ont gagné, c’est que le pays soit passé au peigne fin. Faut-il qu’ils soient désespérés ! – « Ou fanatiques », ajouta-t-il pour lui-même. – Il n’y a rien que la police haïsse plus que l’assassin d’un flic. C’était stupide de leur part.

« Fanatiques et stupides : une combinaison déplorable ! » songea-t-il.

Le vidéophone sonna et annonça :

— Votre avocat, Mr. Schilling. Mr. Laird Sharp.

Schilling alluma aussitôt l’écran.

— Que se passe-t-il ? interrogea Sharp.

— Votre client Pete Garden s’est envolé. – Schilling lui conta brièvement les événements. – Et je ne fais pas confiance à la police dans cette affaire ; je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression qu’ils ne font rien pour aboutir. Peut-être est-ce à cause du Vug, E.B. Black.

Il réalisa en même temps que son aversion instinctive de Terrien à l’égard des Titaniens reprenait le dessus.

Sharp réfléchit un court instant :

— Nous ferions bien d’aller faire un tour à Pocatello. Comment m’avez-vous dit que s’appelait le psychiatre ?

Philipson.

— Après tout, ce n’est qu’une intuition de ma part, dit Sharp, mais il faut savoir faire confiance à ses intuitions parfois. Je vous retrouve à San Rafael, disons dans dix minutes.

Schilling éteignit le vidécran.

— Où allez-vous ? lui demanda Carol en le voyant se diriger vers la porte d’entrée. Vous ne devez pas attendre l’avocat ?

— Je vais chercher un revolver.

Il traversa le couloir de l’étage en courant.

« Un seul me suffira », se dit-il. « Sharp a le sien sur lui en permanence. »

Pendant le trajet en direction du nord-est, Schilling livra ses impressions à Sharp :

— La nuit dernière, au vidéophone, Pete m’a dit des choses étranges. D’abord que cette situation allait le tuer, comme elle avait tué Luckman. Qu’il devait aussi prendre bien soin de Carol. Et puis… que le docteur Philipson était un Vug.

— Et alors ? dit Sharp. Il y a des Vugs sur toute la planète.

— Sans doute, mais j’ai des informations sur ce Philipson. J’ai lu des articles concernant ses techniques thérapeutiques. Nulle part il n’était fait mention qu’il s’agissait d’un Vug. Il y a quelque chose qui cloche : je ne crois pas que Pete ait vu le docteur Philipson ; je pense qu’il a vu quelqu’un – ou quelque chose – d’autre. Un homme de l’importance de Philipson ne serait pas disponible comme ça, en plein milieu de la nuit, comme un vulgaire généraliste. Et puis, où Pete se serait-il procuré les cent cinquante dollars qu’il se souvient avoir payés à Philipson ? Je connais bien Pete : il n’a jamais d’argent sur lui. Aucun Possédant, d’ailleurs : ils raisonnent en termes d’actes de propriété, pas d’argent liquide. L’argent, c’est bon pour nous, les non-P.

— A-t-il réellement dit qu’il avait payé ce médecin ? Il a pu simplement lui signer une reconnaissance pour ce montant.

— Oui, il a bien dit qu’il l’avait payé, et que cela s’est bien passé la nuit dernière. Il a dit également qu’il en avait eu pour son argent. – Schilling réfléchit un instant. – Dans l’état où il était, ivre et sous l’effet des drogues, il est fort possible qu’il ait eu des hallucinations, que ce n’était pas réellement Philipson qui était assis en face de lui, ou encore qu’il n’ait pas été à Pocatello du tout. – Il sortit sa pipe qu’il commença à bourrer. – Non, il y a quelque chose qui ne colle pas dans son récit.

Aux abords de Pocatello, ils virent en dessous d’eux un grand bloc carré d’un blanc étincelant entouré de pelouses et d’arbres et, derrière, un jardin de fleurs. Sharp posa sa voiture sur l’allée de gravier et lui fit parcourir en roulant les derniers mètres qui les séparaient du parking situé sur le côté du bâtiment. L’endroit, tranquille et bien entretenu, semblait désert. La seule voiture visible sur le parking était manifestement celle du docteur Philipson lui-même.

En détaillant l’édifice et le jardin de roses attenant, Schilling estima qu’il devait falloir de gros moyens pour s’offrir un traitement ici. Un jet d’eau homéostatique rotatif arrosait rationnellement les roses, dont le parfum lourd leur parvenait aux narines. Schilling ne put s’empêcher de rester un moment en contemplation devant les énormes massifs, essayant d’identifier les différentes variétés représentées.

Le bruit d’une porte qui s’ouvrait brusquement interrompit cette contemplation. Un homme d’un certain âge, chauve et au visage avenant, les accueillit avec un large sourire :

— Que puis-je pour vous, messieurs ?

— Nous cherchons le docteur Philipson, répondit Sharp.

— C’est moi, fit l’homme. Je vois que mes roses vous intéressent. Malheureusement, elles sont victimes du grefus. Le grefus est un parasite qui nous est venu de Mars.

— Nous souhaiterions vous parler, dit Schilling.

— Allez-y.

— Est-ce qu’un certain Pete Garden est venu vous rendre visite la nuit dernière ?

— Oui, certainement, répondit le docteur Philipson avec un petit sourire en coin. Et il m’a même vidéophoné plus tard.

— Pete Garden a été enlevé, expliqua Schilling. Set ravisseurs ont également tué un policier, donc on peut supposer qu’ils ne plaisantent pas.

Le sourire s’effaça du visage de Philipson. Il regarda tour à tour Schilling et Sharp :

— Je redoutais vaguement quelque chose de cet ordre. D’abord la mort de Jerome Luckman, et maintenant celle-ci… Mais entrons, si vous le voulez bien.

Il commençait à s’effacer pour les laisser passer quand il changea d’avis au dernier moment :

— Il vaudrait peut-être mieux que nous discutions dans la voiture, pour que personne ne risque de nous entendre. Il y a plusieurs points que j’aimerais examiner avec vous.

Ils revinrent vers le parking et se retrouvèrent tous les trois assis dans la voiture de Philipson. Le médecin commença par leur demander quels étaient les liens qui les unissaient à Pete Garden ; Schilling éclaira brièvement sa lanterne.

— Je crains malheureusement que vous ne revoyiez jamais Garden vivant, leur dit-il alors. Vous me voyez désolé de devoir vous le dire. J’ai pourtant essayé de l’avertir du danger qui le menaçait. Je sais trop peu de choses au sujet de Pete Garden ; je ne l’avais jamais vu avant la nuit dernière. Je ne saurais non plus tracer un tableau de lui à la faveur de notre entretien car il était ivre, malade et, de plus, complètement terrorisé. Notre rencontre a eu lieu dans un bar en plein centre de Pocatello ; j’en ai oublié le nom. Il était accompagné d’une ravissante jeune fille, mais qui n’est pas entrée. Garden se trouvait dans une phase hallucinatoire très avancée et avait réellement besoin d’un traitement très poussé au niveau psychiatrique, traitement que, inutile de vous le dire, je n’étais guère en mesure d’assurer dans un bar et en plein milieu de la nuit.

— Ses craintes concernaient les Vugs, dit Schilling. Pete avait l’impression qu’ils… nous cernaient de toutes parts.

— Oui, en effet. Il m’a fait part de ces craintes à moi aussi. À plusieurs reprises et sous des formes diverses. Cela avait quelque chose de poignant. À un moment donné, il a griffonné avec beaucoup de difficulté un message sur une pochette d’allumettes, et il l’a cachée très cérémonieusement dans sa chaussure. « Les Vugs nous traquent », ou quelque chose dans ce genre. – Le médecin les regarda tous les deux plus attentivement. – Que savez-vous sur les problèmes internes actuels de Titan ?

Pris au dépourvu, Schilling répondit :

— Fichtre rien !

— La société titanienne est nettement divisée en deux factions. La raison pour laquelle je suis au courant de ce détail est que j’ai actuellement dans ma clinique quatre Titaniens qui occupent des postes élevés, ici sur la Terre. Ils sont en train de suivre un traitement psychiatrique avec moi. Cela peut sembler assez peu orthodoxe, mais j’ai découvert que l’on pouvait travailler très correctement avec eux.

— C’est la raison pour laquelle vous teniez à ce que nous parlions plutôt dans la voiture ? fit Sharp.

— Oui. Ici, nous sommes hors de portée de leur faculté télépathique. Politiquement parlant, les quatre qui sont ici sont des modérés ; c’est la tendance dominante dans la vie politique titanienne, et ce, depuis de nombreuses années. Mais il y a aussi un parti extrémiste favorable à la guerre dont l’influence, paraît-il, n’a cessé de croître ces derniers temps ; encore que personne, y compris les Titaniens eux-mêmes, ne sache exactement quelle force ils représentent. Quoi qu’il en soit, leur politique à l’égard de la Terre est hostile. À mon avis – mais ce n’est qu’un avis personnel – les Titaniens, à l’instigation de leur faction belliqueuse précisément, sont en train de manipuler notre taux de natalité. Grâce à un procédé technologique quelconque – ne me demandez pas lequel – ils sont responsables du maintien de ce taux à un niveau très bas.

Il y eut un silence, qui sembla se prolonger une éternité.

— En ce qui concerne Luckman, poursuivit Philipson, je pense qu’il a été assassiné, directement ou indirectement, par les Titaniens. Mais pas pour la raison que vous croyez. Certes, il est venu en Californie après avoir fait main basse sur toute la Côte Est. Certes encore, il aurait probablement, s’il n’était pas mort, exercé une domination économique sur la Californie, comme il l’avait déjà fait pour New York. Mais ce n’est pas pour cela que les Titaniens l’ont éliminé…

Philipson laissa passer un silence.

— Pourquoi alors ? interrogea Sharp impatiemment.

— À cause de sa chance, répondit le docteur. À cause de sa fécondité, de son aptitude à avoir des enfants. C’est cela qui menace les Titaniens ; ce n’était pas le succès de Luckman au Jeu : ils s’en fichent complètement. Et tout autre humain qui a de la chance s’expose à être éliminé de la même façon si le parti de la guerre vient au pouvoir sur Titan. Or quelques humains le savent ou du moins le soupçonnent. Il existe une organisation qui s’est développée en Californie à partir de la famille McClain ; peut-être avez-vous entendu parler de Patricia et Allen McClain ? Ils ont trois enfants ; dès lors leur vie se trouve être en danger. Pete Garden a démontré lui aussi son aptitude à avoir des enfants, ce qui le place automatiquement, ainsi que sa femme Carol, sur la liste noire. C’est de cela que je l’ai averti. Et je lui ai souligné également qu’il était confronté à une situation contre laquelle il ne pouvait pas faire grand-chose, j’en suis convaincu. Et… l’organisation créée autour des McClain est inutile sinon dangereuse. Elle a déjà dû être noyautée par les Titaniens qui se trouvent ici. Leurs facultés télépathiques sont évidemment un énorme avantage pour eux : il est pratiquement impossible de garder quoi que ce soit – notamment l’existence d’une organisation patriotique clandestine – très longtemps secret avec eux.

— Avez-vous des contacts avec les modérés par l’intermédiaire de vos patients vugs ?

Philipson hésita, puis :

— Dans une certaine mesure. J’ai été amené, naturellement, à discuter de la situation avec eux dans le cours du traitement.

Schilling se tourna vers Sharp :

— Je crois que nous avons trouvé ce que nous étions venus chercher. Maintenant nous savons où est Pete, qui l’a enlevé et qui a tué Hawthorne : l’Organisation McClain, peu importe son nom exact.

— Docteur, dit Sharp au médecin, votre explication est extrêmement intéressante. Il y a toutefois un autre point intéressant qui n’a pas encore été soulevé.

— Lequel ?

— Pete Garden pensait que vous étiez un Vug.

— Oui, je vois. Je peux expliquer ce phénomène, dans une certaine mesure. À un niveau intuitif inconscient, Garden a perçu la situation dangereuse en question. Ses perceptions, néanmoins, étaient désordonnées, constituant un mélange de télépathie involontaire et de projection de soi, auquel s’ajoutaient ses propres angoisses…

— Êtes-vous un Vug ? lui demanda Sharp brutalement.

— Bien sûr que non, répondit Philipson un peu agacé.

Sharp interrogea alors l’Effet Rushmore de la voiture dans laquelle ils se trouvaient :

— Le docteur Philipson est-il un Vug ?

— Oui, le docteur Philipson est un Vug, répondit le servo-circuit de la voiture.

Et c’était la propre voiture du docteur Philipson qui parlait…

Schilling sortit son revolver qu’il braqua sur le médecin :

— Qu’avez-vous à répondre à cela, docteur ?

— Il s’agit manifestement d’un faux témoignage du circuit, répondit Philipson. Mais j’admets que je ne vous ai pas encore tout dit. En réalité je fais partie de l’organisation de Psis qui s’est constituée autour des McClain.

— Vous êtes un Psi vous aussi ? fit Schilling.

— En effet. Et la jeune fille avec laquelle Garden était la nuit dernière en est membre elle aussi : Mary Anne McClain. Nous avons eu le temps de nous entretenir brièvement tous les deux sur la conduite à tenir vis-à-vis de Garden. C’est elle qui a fait en sorte que je voie Garden. À pareille heure de la nuit je suis normalement…

— Quel est le don psionique que vous possédez, vous ? l’interrompit Sharp.

Lui aussi pointait maintenant un revolver en direction de Philipson.

Le psychiatre les regarda à tour de rôle :

— Un don assez peu courant. Vous n’en reviendrez pas quand je vous le dirai. Fondamentalement il est lié à celui de Mary Anne, car c’est une forme de psychokinésie. Mais il est plus spécifique que le sien, en quelque sorte. Je symbolise l’un des deux termes d’un système d’échanges clandestins entre la Terre et Titan. Des Titaniens viennent ici et, à certaines occasions, des Terriens sont envoyés là-bas. Ce système représente une amélioration par rapport au transport spatial classique parce qu’il n’y a plus de décalage de temps. – Il leur sourit. – Voulez-vous que je vous montre ?

— Sapristi ! s’exclama Sharp. Tuez-le !

— Vous voyez ?

La voix du docteur Philipson leur parvenait encore, mais ils ne pouvaient plus voir celui qui parlait : une sorte de rideau effaceur avait fait disparaître l’image fixe des objets qui les entouraient, les avait transformés en vide. Des millions de minuscules particules rondes, tombant en cascade lumineuse, avaient remplacé la réalité familière des formes substantielles. Pour Schilling, c’était comme une rupture fondamentale de l’acte de perception lui-même. Malgré lui il avait peur.

— Je vais le descendre ! lui parvint la voix de Sharp, suivie d’une série de détonations sèches. Est-ce que je l’ai eu, Joe ? Est-ce que…

La voix de Sharp diminua et il n’y eut plus bientôt que le silence.

— J’ai peur, Sharp, fit Schilling. Que signifie tout ceci ?

Il étendit les mains devant lui, tâtonnant au milieu du torrent de sous-particules pareilles à des atomes qui surgissaient de partout. « Est-ce la substructure de l’univers lui-même ? » se demanda-t-il. « Le monde extérieur à l’espace et au temps ? »

Il eut alors devant les yeux une grande plaine, sur laquelle se tenaient, à des endroits précis, des Vugs, immobiles. Ou alors était-ce qu’ils bougeaient avec une incroyable lenteur ? La vision était angoissante. Les Vugs se déformaient, mais la nature du temps ne variait pas et les Vugs restaient où ils étaient. Éternellement ? s’interrogea Schilling. Les Vugs étaient en nombre infini ; il ne parvenait pas à distinguer la fin de la surface horizontale, ni même à l’imaginer.

Voici Titan, dit une voix à l’intérieur de sa tête.

Privé de tout poids, Schilling se mit à flotter. Il cherchait désespérément à se stabiliser mais sans savoir comment. « Bon sang, c’est invraisemblable ! Je ne devrais pas être ici en train de faire ce que je fais ! »

— Au secours ! cria-t-il. Sortez-moi d’ici ! Où êtes-vous, Sharp ? Qu’est-ce qu’il nous arrive ?

Personne ne répondit. Alors il se mit à tomber, plus rapidement maintenant. Rien ne l’arrêtait, au sens où on l’entend d’habitude, et pourtant il était toujours au même endroit.

Autour de lui se dessina la concavité d’une salle, d’une vaste enceinte d’une nature mystérieuse. Et, en face de lui, de l’autre côté d’une table, se tenaient des Vugs. Il en compta vingt avant de renoncer : il y avait des Vugs partout devant lui, silencieux et immobiles et pourtant faisant quelque chose. Ils semblaient sans cesse occupés à quelque tâche, mais il était incapable de dire, au premier abord, ce que c’était. Et puis, d’un seul coup, il comprit.

— Jouez ! fut la pensée émise par les Vugs.

Le tableau de jeu était si énorme qu’il en resta pétrifié. Les bords de ce tableau s’estompèrent et se fondirent dans la substructure de la réalité dans laquelle il était assis. Et pourtant, juste devant lui, il distinguait des cartes, bien nettes et individualisables. Les Vugs attendaient : il était supposé tirer une carte.

C’était son tour…

« Dieu merci », se dit-il, « je suis capable de jouer, je sais comment. Ça n’aurait pas d’importance pour eux si je ne savais pas : ce Jeu se poursuit déjà depuis trop longtemps pour que cela ait de l’importance. Depuis combien de temps ? Comment savoir ? Peut-être que les Vugs eux-mêmes ne le savent pas. Ou ne s’en souviennent pas… »

La carte qu’il tira était un douze.

« Et maintenant », songea-t-il, « le moment crucial du Jeu : celui où je bluffe ou ne bluffe pas, où j’avance mon pion sur le douze ou sur le non-douze. Mais ils peuvent lire dans mes pensées ! Comment puis-je jouer avec eux, dans ces conditions ? Ce n’est pas juste ! »

Et pourtant il fallait jouer.

« Voilà la situation dans laquelle nous sommes. Et aucun d’entre nous ne peut s’en sortir. Même les grands joueurs de Bluff comme Jerome Luckman peuvent en mourir. Mourir en essayant de gagner. »

— Nous avons été patients, lui parvint la pensée d’un Vug, mais ne nous faites pas attendre plus longtemps.

Il ne savait pas quoi faire. Et d’abord quel était l’enjeu ? Quel titre avait-il misé ? Il regarda autour de lui mais ne vit rien, aucun pot sur la table. Un jeu de Bluff auquel participent des télépathes pour des enjeux qui n’existent pas… Quelle mascarade ! Comment pouvait-il se retirer de ce jeu ? Y avait-il seulement un moyen de s’en sortir ?

Il comprit que ceci était la version finale, idéale, du Jeu, dont une reproduction avait été réalisée sur la Terre pour permettre aux Terriens de jouer. Et pourtant cela ne l’aidait pas à comprendre, parce qu’il ne savait toujours pas comment en sortir. Il prit son pion et commença à le faire avancer, case par case. Douze cases. Il lut ce qu’il y avait de marqué sur la case : Ruée vers l’or sur votre terrain ! Vous gagnez 50 000 000 de dollars de royalties sur l’exploitation de vos deux mines !

« Pas besoin de bluffer », se dit Schilling. « Quel coup ! La meilleure case qu’on ait jamais vue ! Il n’en existe pas de pareille sur la Terre. »

Il plaça son pion sur la case miraculeuse et se rassit. Quelqu’un allait-il demander à voir ? L’accuser de bluffer ? Il attendit. Il ne percevait aucun mouvement, aucun signe d’animation en provenance de la masse presque indéfinie des Vugs.

« Non ? Eh bien, je suis prêt, allez-y ! »

— C’est un bluff ! déclara une voix.

Il ne put discerner quel Vug venait de lui lancer le défi : il semblait que tous s’étaient exprimés à l’unisson. « Leur pouvoir télépathique aurait-il eu un raté ? » s’étonna-t-il. « Ou bien leur don a-t-il été mis volontairement en veilleuse pour le temps du Jeu ? »

— Vous vous êtes trompé, dit-il en retournant sa carte. Regardez.

Lui-même jeta un coup d’œil sur la carte. Ce n’était plus un douze, mais un onze !…

— Vous êtes un mauvais bluffeur, Mr. Schilling, lui fit savoir l’assemblée des Vugs. Est-ce comme cela que vous jouez d’habitude ?

— Je suis très énervé, dit Schilling. J’ai dû mal lire la carte. – Il était furieux et en même temps terrorisé. – Je suis sûr qu’il se passe quelque chose d’anormal, qu’on a triché quelque part. Et d’abord quel est l’enjeu ?

— Dans ce Jeu-ci, Detroit, répondirent les Vugs.

— Je ne vois pas le titre de propriété, dit Schilling en laissant traîner son regard sur la table.

— Regardez bien.

Au centre de la table il vit ce qui ressemblait à une boule de verre, de la taille d’un presse-papiers. Une structure assez complexe, mais brillante et vivante scintillait à l’intérieur de la boule. Il se pencha pour mieux voir. C’était une ville en miniature. Des immeubles, des rues, des maisons, des usines… Detroit !

— Nous voulons ça ensuite, firent les Vugs.

Schilling reprit alors son pion et le recula d’une case :

— En fait, c’est sur celle-là que je voulais m’arrêter.

Le Jeu explosa.

— J’ai triché, dit-il. À présent il est impossible de jouer, vous êtes d’accord ? J’ai bousillé le Jeu.

Quelque chose le frappa brusquement sur la tête et il sombra instantanément dans l’abîme noir de l’inconscience.